De la perte de sens dans les administrations publiques

July 18, 2023

Notes sur l'auteur

Yves Joncour est consultant co-fondateur d’YMAGO Conseil, auteur de nombreux articles et d'ouvrages sur le management public.
Il est aussi chargé d’enseignement et co-responsable du DU «audit de la gestion des organisations publiques» à l’Université Paris-Dauphine.


Le constat et les causes de la perte de sens dans l’action publique


Les managers publics, mais aussi nombre d’agents, font valoir une perte de sens dans la compréhension des décisions qu’ils ont à appliquer, comme dans les modalités d’exécution de leurs activités au quotidien.


Le risque de routine, la lassitude, les injonctions contradictoires, les « allers et retours » incompréhensibles, les « slogans » identiques pour des politiques qui se voudraient différentes s’installent et perturbent l’efficacité de l’action publique. Donner du sens aux politiques, aux réformes, aux mesures ; Donner du sens au management lui-même ; Quelle gageure quand les considérations budgétaires et la réduction du déficit l’emportent sur la recherche de la Performance publique.


Selon Didier Migaud (Premier président de la Cour des comptes)[1] : « Manager par le sens, c’est in fine donner par son implication personnelle, par son recul, par sa confiance en la capacité créative des femmes et des hommes, du sens à son action. Le sens doit dominer les données brutes du management que sont les simples chiffres ». L’affichage des résultats quantifiés ne peut être l’unique reflet de l’atteinte des objectifs différenciés d’une politique publique, tels qu’inscrits dans les projets annuels de performance par exemple (PAP).


Déjà, il y a près de trente ans, Patrice Duran[2] pointait cette crise du sens dans un article stimulant où il mettait en perspective les apports de la norme inhérente au droit et la recherche de l’efficacité et de « l’effectivité ». Pour lui, « Évoquer la nécessité d’une direction, revient à souligner le caractère problématique de la définition des fins, de la mobilisation des moyens, de l’obtention des résultats et de la détermination des conséquences ».


Toutes les grandes réformes de la gestion publique depuis 35 ans[3], ont cherché à donner du sens et visaient uniformément à : rénover l’action publique, sortir d’une administration de moyens pour intégrer une dynamique de performance, responsabiliser les gestionnaires, simplifier les procédures et les rendre lisibles, évaluer et rendre compte de l’action et des résultats.


Quelles peuvent donc être les causes de cette incapacité des décideurs et des managers publics à se faire comprendre, à persuader, à fixer une ligne claire dans la conduite des actions ? L’on en retiendra au moins cinq :


•   CAUSE 1 : Un trop plein de réformes et d’actions (35 plans de réformes de l’hôpital depuis 1945), très difficiles à penser en cohérence[4], avec des écarts de langage et des priorités non affichées[5].


•   CAUSE 2 : La modification « intentionnelle » du périmètre de l’action publique associée d’une part aux difficultés de l’État (et des organisations publiques) à assurer le financement de la construction de nouveaux équipements et l’entretien de son patrimoine et, d’autre part, les choix d’externalisation en fonction d’une conception plus « idéologique » que sous-tendue par une rationalité économique, de ce qui relève des missions régaliennes et/ou de service public marchand.


•   CAUSE 3 : L’introduction d’un flot de méthodes et techniques « modernes » de management [6] qui se superposent, avec des difficultés inhérentes à leur adaptation au secteur public (similarité des techniques mais finalités différentes entre privé et public).


•   CAUSE 4 : Une certaine déconnexion entre les objectifs politiques et les enjeux du quotidien vécus par les agents soumis à la réduction des effectifs, aux tensions et difficultés sociales. La dématérialisation et le tout numérique en marche, si nécessaires soient-ils, servent aussi « d’alibi aisé » pour justifier l’interaction de plus en plus prégnante entre le temps professionnel et le temps privé et la mutation des métiers dits pudiquement « sous tension ».


•  CAUSE 5 : Des questionnements restant souvent sans réponse sur le sens de l’action et assortis de la nécessité d’afficher des résultats favorables à court terme.

Donner du sens sans forcément faire appel au « bon sens »


Selon une conception plus philosophique, le sens, c'est la « signification qu’a une chose pour une personne et qui constitue sa justification ». C’est la valeur générée par la finalité de l’action qui va faire sens, valeur pour soi et valeur pour l’autre. Il peut regrouper diverses acceptions[7] :


•   La raison : « Une chose sensée a un fondement, une justification par son origine, sa source ».

• L’ordre : « Une chose sensée entre dans un cadre intelligible, qui est ordonné et compréhensible, qui a de l'ordre, de la sagesse ».

•   La direction : Une chose sensée introduit un changement positif qui évolue « selon une loi intelligible » et « porte une valeur ou un contenu signifiant ».

Donner du sens suppose de s’appuyer sur une certaine rationalité, sur un langage susceptible d’être compris et adapté aux catégories d’acteur en charge d’appliquer les plans d’action. Les politiques publiques et leurs explications sont souvent univoques et non adaptatives.


Pour Patrick Gibert[8], l’un des quatre rôles de l’action publique est d’être « enchanteur du réel, de faire espérer plus qu’il ne serait raisonnable d’attendre, à faire rêver. Il est en partie rempli par le discours, par la mise sur pieds de politiques symboliques. »


Cela n’a rien à voir avec le bon sens qui présuppose l’évidence, la logique imparable et la chose convenue. Comme si l’acceptation collective et unanime était en elle-même source de raison. L’innovation d’une certaine manière bouscule les certitudes sur lesquelles se fonde le « bon sens » et son empirisme.


Mais revenons un peu à l’enseignement de René Descartes[9] :

« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont.

En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses.

Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. »

Il convient de retrouver du sens avant même de penser à le manager.


C’est le « désir de comprendre » (Didier Migaud, op cit.) qui est au cœur du management par le sens. C’est aussi gérer des « exigences en tension » (Sylvie Trosa et Annie Bartoli, op cit.) et rechercher à concilier, dans la durée et sur le terrain de l’action, les injonctions paradoxales d’une réforme à l’autre.


L’écoute et la prise en compte des situations individuelles du citoyen, du public, de l’agent public sont de mise en préservant la logique de l’intérêt général et de l’équité.


Manager par le sens repose sur :


•  L’application de méthodes aptes à atteindre des objectifs généraux de politique tout en contextualisant l’action ;


•  La recherche de l’efficacité et de l’efficience tout en prenant en compte les expertises et compétences différentielles des agents publics en charge des actions ;


•  L’articulation des attentes des exécutifs, de l’encadrement avec celles du terrain ;


•  L’application de méthodes visant à « décoder » le langage « managérial », et surtout politique, pour le rendre intelligible par les agents et le traduire en actes ;


L’adaptation de la stratégie aux circonstances (H. Mintzberg, P. Lorino) et le rattachement de la décision aux problématiques d’actualité ;


•  La capacité laissée aux agents d’infléchir les mesures.

Finalement, de manière prosaïque, ne s’agit-il pas simplement de rapprocher les actes, les événements, la parole et le geste ?



[1] Préface de Didier Migaud in « Les paradoxes du management par le sens », Sylvie Trosa et Annie Bartoli, Presses de l’EHESP, 2016

[2] Patrice Duran, « Piloter l’action publique, avec ou sans le droit », Revue Politiques et management public, 1993

[3] « Renouveau du service public » (Rocard 1989), « Préparation et mise en œuvre de la réforme de l’Etat (Juppé 1995), « La réforme de l’Etat » (Jospin 1997), « Stratégies ministérielles de réformes » (Raffarin - 2003), « La révision générale des politiques publiques » (Sarkozy – 2007), « La modernisation de l’action publique » (Hollande – 2012), « Action publique 2022 » (Macron – 2017)

[4] Yves Joncour et Pierre-Éric Verrier, «  Plus ça change plus c’est la même chose ou l’adaptation du concept de régression au management public », Revue Politiques et Management public, novembre 2003

[5] Voir l’exemple marquant de la RGPP et de ses 6 axes de modernisation

[5] (L’amélioration du service rendu aux citoyens et aux entreprises, l’adaptation des missions de l’Etat aux défis du 21ème siècle, la modernisation et la simplification de l’organisation et des processus de l’Etat, la responsabilisation par la culture du résultat, la valorisation du travail et des parcours professionnels des agents, le rétablissement de l’équilibre des comptes et la garantie du bon usage de l’euro) qui ont engendré un dispositif mobilisant 26 équipes d’auditeurs, la tenue de 5 conseils de modernisation des politiques publiques, un comité de suivi et des équipes d’appui, l’affichage d’un lot de 500 actions, mesures et décisions sans hiérarchisation apparente. Voir à ce sujet : Patrick Gibert et Yves Joncour Y. 2011 « RGPP versus LOLF ou « Retrenchment » versus gestion de la performance ? » – Colloque AIRMAP 1er juillet 2011

[6] Lean management, six-sigma, réingénierie des processus, contrôle de gestion stratégique et balanced scorecard, contrôle interne et maîtrise des risques, par exemple. Selon Sylvie Trosa et Annie Bartoli, « Il est plus facile de promouvoir des outils plutôt que du sens ».

[7] Voir la « notion de sens », source Wikipédia, internet, 2020

[8] Patrick Gibert, « Un ou quatre managements publics » in Revue Politiques et Management Public, vol 26/2, 2008

[9] René Descartes, « Le discours de la méthode », La Haye, 1637 et livre de poche, 2000