Yves Joncour est consultant co-fondateur d’YMAGO Conseil, auteur de nombreux articles et d'ouvrages sur le management public.
Il est aussi chargé d’enseignement et co-responsable de l'Executive Master «Audit des organisations publiques» à l’Université Paris-Dauphine.
Billet paru dans "public !" le blog de la recherche et de l'innovation en gestion publique - IGPDE-
Les lois organiques portant réforme des lois de finances promulguées au Maroc et en Tunisie (LOF marocaine votée le 2/06/2015 et LOB en Tunisie votée le 13/02/2019) s’inscrivent dans le droit fil des dispositions de la LOLF française. Elles mettent en relief une gestion budgétaire se fondant sur une architecture de programmes assortis d’objectifs et se fondent sur l’implantation progressive de systèmes de gouvernance orientés vers l’évaluation de la performance attendue.
Ces deux pays sont en passe d’implanter une démarche de contrôle de gestion coordonnée nationalement par les directions du budget des ministères de l’économie et des finances.
Les questions qui se posent, au Maroc comme en Tunisie, au titre de l’implémentation du contrôle de gestion, sont assez proches de celles qui se sont faites jour en France depuis le début des années 2000 : croisement entre la dimension stratégique et opérationnelle, formulation des objectifs et choix des indicateurs, positionnement du contrôle de gestion dans l’organigramme ministériel, constitution de la « boite à outils », formation des agents …/…
Néanmoins, certaines particularités invitent à considérer que l’hybridation du modèle français de contrôle de gestion au sein des administrations d’Etat au Maghreb ne peut être que partielle et nécessite des adaptations importantes.
Le contrôle de gestion : une histoire de longue haleine au Maroc et en Tunisie
La loi organique relative à la loi de finances marocaine est entrée en vigueur le 1er janvier 2016[1]. Elle pose les principes et les règles d’une budgétisation au regard d’objectifs de performance, de cibles qualitatives et quantitatives d’intérêt général à atteindre, et d’une reddition des comptes[2].
On constate depuis 5 ans, au fur et à mesure de la mise en œuvre progressive des dispositions de la loi organique, une maturité grandissante des départements ministériels et des institutions en matière de performance budgétaire.
Des rapports d’audit de performance récents de l’Inspection générale des finances marocaine, portant sur les derniers exercices budgétaires, soulignent cependant la nécessité d’améliorer les mécanismes de pilotage et de suivi de la performance, la mise en adéquation des objectifs des programmes avec les plans d’actions stratégiques ministériels et de veiller à la fiabilisation des données nécessaires au calcul des indicateurs alimentant le dialogue de gestion.
Le contrôle de gestion avait été identifié dès l’année 2005[3] comme une fonction obligatoire, assurée par les départements ministériels, pour laquelle une structure administrative devait être créée[4].
Cependant, ni le positionnement de cette structure dans l’organigramme ministériel, ni le périmètre des activités relevant du contrôle de gestion n’étaient précisés par ce texte. De surcroit, le contrôle de gestion était associé à l’audit, ce qui a induit une forte ambigüité quant à leurs missions respectives et leur rapprochement, à notre sens antinomique. De fait, l’application du décret n’a été que très partielle d’un ministère à l’autre, avec des choix organisationnels pour le moins hétérogènes.
La nouvelle « Gestion Budgétaire par Objectifs-GBO » en Tunisie a été officiellement lancée dès 2004 par amendement à l’ancienne loi organique du budget (article 11). Elle engageait une réforme associant la modernisation de la gestion budgétaire à un management orienté vers la performance inscrite dans des programmes.
Il était évoqué la reconfiguration des activités associées à la programmation et l’exécution budgétaires et la naissance de nouveaux métiers, et au premier chef celui de contrôleur de gestion, veillant à assurer la mesure de l’efficience et de l’efficacité des actions et politiques publiques. Le responsable de programme devait être assisté par une cellule de contrôle de gestion afin d’animer le dialogue de gestion et mobiliser les différents acteurs au titre de la performance.
Le contrôle de gestion est désormais mis en œuvre au sein des unités de gestion budgétaire par objectifs (UGBO[5]) des différents ministères. Une UGBO centrale au sein du ministère de l’économie et des finances assure la coordination du dispositif et appuie la mise en œuvre opérationnelle des outils. Si l’implantation du contrôle de gestion « devait être progressive », le dispositif est loin d’être généralisé, voire demeure embryonnaire.
La revendication forte, dans les deux pays, d’un référentiel normatif avec la publication d’un texte juridique fondateur
En France, l’implantation du contrôle de gestion au sein de l’Etat et de ses opérateurs n’a jamais fait l’objet d’un texte réglementaire comme cela a pu l’être pour le contrôle et l’audit internes. Le contrôle de gestion public existait bien avant le démarrage de la LOLF, mais c’est la circulaire du 21 juin 2001 (et son annexe), qui est venue, quelques semaines avant le vote de la LOLF le 1er août 2001, sanctuariser et définir le contrôle de gestion pour les administrations d’Etat et qui fait d’ailleurs toujours référence.
Très vite, la question s’est posée de compléter cette définition liminaire par un guide[6] paru en 2002 portant sur la contractualisation des objectifs et la responsabilisation des acteurs. Les dispositions de la LOLF ont ensuite été complétées par le décret GBCP (gestion budgétaire et comptable publique) du 7 novembre 2012.
Avec un recul de 15 ans d’expérience, un nouveau guide[7] a été élaboré en s’appuyant sur les pratiques réelles, les choix organisationnels et instrumentaux des différents ministères en matière de contrôle de gestion.
Si elles considèrent pertinent, à l’instar de la France, d’expliciter la place et le rôle du contrôle de gestion par le biais de guides opérationnels, les administrations marocaine et tunisienne revendiquent la publication d’un référentiel réglementaire formant un cadre juridique commun et normatif.
Presque paradoxalement, l’approche du contrôle de gestion, retenue dans ces deux pays, visent aussi à décliner l’organisation du dispositif de manière différenciée suivant les ministères. Ceux-ci doivent respecter les éléments rigides du décret[8] mais disposent également de la capacité à adopter des modèles adaptatifs, flexibles, dans le but de ne pas briser les dynamiques positives qui se sont installées et de les adapter aux spécificités des départements ministériels (mise en œuvre de politiques régaliennes, niveau de déconcentration, présence d’établissements publics dans l’application des objectifs de programmes, importance des programmes « support » et de la gestion des ressources humaines et financière …/…).
Au Maroc, une série de guides rédigés à partir de 2015[9] en collaboration avec des experts internationaux, pour la plupart français, évoquent le contrôle de gestion mais un diagnostic récent a montré qu’ils restaient peu connus et méritaient d’être contextualisés.
Dès lors, la décision de publication d’un décret, assorti d’une circulaire détaillant les missions, les activités et la coordination d’un dispositif de contrôle de gestion, a été jugée utile pour faire connaitre, harmoniser et légitimer le développement du contrôle de gestion, indispensable à l’appréciation de la performance.
Ce besoin de définition normative du contrôle de gestion s’exprime aussi en Tunisie qui dispose depuis le 21 octobre 2014, soit 5 ans avant la promulgation de la LOB, d’une note d’orientation portant sur le contrôle de gestion. En ce sens, cette note pourrait être reconsidérée et/ou complétée par un guide opérationnel prévu pour 2023, après une expérimentation menée auprès des 6 ministères pilotes.
Les chartes de programmes et/ou ministérielles existantes peuvent être aussi le lieu de l’expression de la singularité des modèles et démarches d’implantation du contrôle de gestion tout en respectant « l’épine dorsale » commune à tous.
On perçoit ici une différence majeure, culturelle et juridique, entre ces deux pays et la France. Ce qui reste de l’ordre de la prescription et d’orientations générales en France semble devoir revêtir un caractère normatif et d’obligation au Maroc, et à un degré moindre en Tunisie, où la marge d’autonomie des responsables de programme apparait plus faible dans la conduite des politiques publiques et dans l’organisation du dispositif de contrôle de gestion.
Une souplesse et une adaptation au cas par cas du contrôle de gestion selon les ministères et départements ministériels
La différence entre la France, le Maroc et la Tunisie quant à l’implantation du contrôle de gestion en lien avec les réformes budgétaires de l’Etat reposent également sur plusieurs facteurs.
· Il existe une forte imprécision dans l’appréhension des méthodes et dispositifs de contrôle concourant à la performance. En premier lieu, le périmètre du contrôle interne[10] et du contrôle de gestion est insuffisamment différencié. En Tunisie, un texte précise que le contrôle de gestion, conformément aux orientations de l’OCD et des normes COSO reprises dans l’INTOSAI, serait un « un élément du contrôle interne ».
Au Maroc, même s’il existe un projet de décret sur le contrôle interne et l’audit interne qui établit bien la nuance avec le contrôle de gestion, sans d’ailleurs le citer, il est demandé dans plusieurs ministères à ce que les contrôleurs de gestion soient aussi les référents du contrôle interne, voire réalisent des audits.
· L’incarnation du contrôle de gestion à travers la constitution de départements, de divisions, de services ou de cellules n’est pas tranchée. La question de leur positionnement dans les départements ministériels et de leur composition en termes d’expertises associées n’est pas résolue et est pourtant essentielle pour conférer au contrôle de gestion une forte légitimité et « sa capacité à dire ».
L’implantation de réseau de correspondants au sein des programmes et/ou directions reste à instituer. L’expertise professionnelle en matière de contrôle de gestion public fait aussi encore largement défaut. Les ressources humaines affectées manquent de culture de gestion, de connaissance des processus budgétaires et des mécanismes de performance.
· Une autre fragilité dans l’implantation du contrôle de gestion au Maroc comme en Tunisie réside dans l’articulation complexe, et à parfaire, entre les orientations des plans d’action stratégiques à moyen et long termes et les objectifs des programmes annuels de performance, équivalents aux PAP français.
On constate en fait un double dispositif de fixation des priorités, des objectifs/indicateurs et actions à implanter et à suivre au titre de la performance. Le contrôle de gestion est sans doute plus accaparé par le suivi des plans d’action que par l’atteinte des objectifs de performance des programmes budgétaires, ce qui lui confère un ancrage plus opérationnel que stratégique.
Au Maroc, la nomenclature budgétaire se décline d’ailleurs en programmes/régions/projets et non pas en missions/programmes/actions/sous-actions comme en France. L’analyse des résultats et impacts croisés des programmes au sein d’un même ministère, et a fortiori entre plusieurs ministères, est également à améliorer.
· En dernier lieu, on insistera sur le retard du Maroc et de la Tunisie en termes de développement de systèmes d’information intégrés même si en Tunisie une application centralisée permet d’analyser de manière synthétique la performance des programmes. Il n’y a pas à proprement parler de suivi infra-annuel de la performance.
L’application E-Budget au Maroc est alimentée des objectifs et indicateurs de performance au stade des projets de performance (PdP) et une seule fois ensuite au stade des résultats au moment de saisir le rapport de performance (RdP). De surcroit, même si les lois organiques obligent à l’existence d’une triple comptabilité budgétaire, générale et analytique, comme en France, on est encore loin de disposer d’un socle de comptabilité générale en droits constatés satisfaisant.
Par la même, la comptabilité analytique n’est absolument pas déployée. Ce retard sert bien souvent de justificatif, d’alibi, à l’absence d’analyses de coûts comme outils de pilotage et d’aide à la décision, alors que rien n’empêche de les déployer sur des périmètres restreints.
Si la transposition du cadre général des réformes budgétaires s’appuyant sur l’expérience française parait une réussite au Maroc comme en Tunisie, le développement du contrôle de gestion s’avère plus complexe.
Les manageurs publics des administrations au Maghreb oscillent toujours entre l’adoption d’une démarche volontariste et normative, via la publication d’un décret, et le recours à des propositions adaptatives et « sur mesure » en fonction des missions, de l’antériorité et du niveau de maturité des ministères dans l’implantation d’outils d’appréciation de la performance et d’aide à la décision.
[1] Loi Organique relative à la loi de finances n°130-13, promulguée par le Dahir n°1-15-62 du 2 juin 2015.
[2] Cf. Articles 39 et 66 Loi Organique relative à la loi de finances n°130-13,
[3] Article 6 du décret n°2-05-1369 du 2/12/2005
[4] Décret n°2-05-1369 du 2 décembre 2005 fixant les règles d’organisation des départements ministériels et de la déconcentration administrative.
[5] Les premières UGBO ont vu le jour dès 2008 avec la 1ère vague d’expérimentation.
[6] DIRE (2002), Guide méthodologique de la contractualisation dans le cadre du contrôle de gestion, Ministère de la fonction publique et de la réforme de l’Etat
[7] Le « guide du contrôle de gestion dans les administrations d’Etat » – Direction du Budget, France 2015
[8] Encore en cours de préparation à ce jour
[9] « Guide de construction des programmes budgétaires », « Guide de la performance », « Guide des déterminants de la dépense », « Guide du dialogue de gestion et du pilotage opérationnel », « La LOF en bref » et le « Guide sur la programmation budgétaire triennale ».
[10] Au sens de l’identification des risques et de la mise en place de plans d’action visant à donner une assurance quant à leur survenance et le degré de criticité.